Bruno LERAY : du 16/10 au 16/11/2024
BRUNO LERAY
Vanités
Fidèle à son protocole de création, Bruno Leray se joue des perceptions et des représentations.
L’artiste élabore ses peintures et ses photographies en faisant poser ses modèles ou en façonnant des décors derrière les vitres martelées de son atelier. Le verre à facettes déforme le sujet et propose une image floue et mystérieuse, telle un mirage, laissant la place à l’imaginaire et au rêve. Il est question de sensation, de mémoire et d’identité.
« Là, les visages et les corps se défont, se refont, disparaissent, apparaissent. Les souvenirs affleurent ou s’effacent. Le temps passe.
L‘œil guigne les sommets, cherche la voie. Les masques sèment le trouble, ponctuent, commentent ou saluent.
Et la nature reprend ses droits, comme à chaque fois. »
Bruno Leray 2024
Bruno Leray,
de l’usage du verre cathédrale
Considérer le monde derrière une vitre au verre martelé conduit nécessairement à un certain dérèglement de la représentation. Non pas que les figures en soient, à proprement parler, défigurées : les visages, sans conteste, y ressemblent à des visages. Et pour peu que l’on connaisse le modèle ayant posé pour le peintre, on en reconnaîtra sans difficulté les traits sur le tableau de ce dernier. Mais le fait est : un déplacement est à l’œuvre. Les reliefs du verre martelé (que l’on dit aussi « cathédrale ») confèrent au réel examiné derrière la vitre un léger gondolage, comme s’il s’était déformé et tordu sous l’action d’on ne sait quel feu. Un feu a eu lieu, qui est désormais éteint, mais dont le résultat de l’action altératrice se donne ici à voir.
Sans que je sache exactement pourquoi, les tableaux de Bruno Leray me font immanquablement songer à ceux du peintre flamand James Ensor (1860-1949). Tout, pourtant, paraît de prime abord les séparer. Autant la facture picturale du baron Ensor sacrifie aux affres de l’expressionnisme, avec ses empâtements torturés et son coloris hurlant, autant celle de Leray emprunte aux raffinements presque maniaques d’un Jan van Eyck (circa 1390-1441), flamand lui aussi, mais d’un autre siècle et d’une toute autre école, celle de la Renaissance nordique, nourrie d’une méticulosité sans équivalent dans le rendu du détail. Au demeurant, l’œuvre de James Ensor relève de la danse macabre, avec ses trognes excessives, ses crânes, ses squelettes et ses masques de carnaval, quand celle de Bruno Leray est tout silence et tout immobilité. Encore que…
Les petits portraits de Leray, souvent réduits à un haut de visage semblant flotter dans le noir ambiant, et comme rongé par lui, ne sont pas sans parenté avec les « loups », ces demi-masques vénitiens, de satin ou de soie, couvrant juste le pourtour des yeux et la racine du nez. Au reste, cette suite de peintures ne s’intitule-t-elle pas Mascarade ? Et certaines facéties, à l’image de ce visage incongrûment paré de branches de glycine à la manière de bois de cerf, ou de ces figures coiffées de grappes de raisin et de feuilles de lierre, voire affublées d’un faux nez et d’un chapeau pointu, rappellent de nouveau le travestissement. Idem, évidemment, pour cette tête surmontée d’une couronne en carton doré de galette des rois.
Et puisque nous en sommes à la fête des Rois, dite Épiphanie, il y a lieu de rappeler que le grec ancien epiphaneia signifie « apparition ». Bruno Leray travaille ses peintures par successions de jus et de glacis, dans une lente et progressive montée des couleurs. Pour le coup, l’acte pictural se fait « révélation », au sens photographique du terme. Comme en écho à une lointaine phobie de l’artiste, se souvenant de l’enfant qu’il a été, baigné dans une atmosphère familiale de catholicisme rigoriste, et littéralement terrifié à la perspective que la Vierge Marie puisse lui apparaître soudainement… Toute la peinture de Bruno Leray trouve sa tension dans cette valse-hésitation entre l’apparition et la disparition : l’apparition est dans la manière, à la pointe du pinceau, de faire surgir le motif ; la disparition, elle, réside dans la dissociation du motif derrière le filtre déformant du verre cathédrale. Un feu éteint, disions-nous… Flamme sous-jacente, mais feu froid.
Si l’on voulait rire, on observerait que le verre cathédrale appliqué à la Vierge Marie semble en effet d’une parfaite orthodoxie. Mais on ne rit guère, dans les portraits de Leray. L’humour, s’il y en a (et il me semble bien qu’il y en a, en effet), relève de la posture pince-sans-rire. Un humour froid témoignant de réjouissances, refroidies elles aussi… On se raconterait volontiers que Bruno Leray peint ses tableaux les lendemains de fête, non pas tout à fait avec la gueule de bois, mais du moins avec le sentiment légèrement amer d’un dégrisement.
Les visages, contemplés à travers la vitre en verre martelé, sont empreints de gravité. Les accessoires festifs contrastent avec les expressions sérieuses de ces têtes peintes. Ce qui frappe, ce n’est pas une quelconque lassitude de ces visages, encore qu’ils paraissent quelquefois défaits, mais leur dénuement. Les figures, en dépit (ou plutôt à cause) du nez postiche et des couronnes végétales dont elles se trouvent singulièrement affublées, expriment toute la fragilité, la précarité même, de l’humanité. C’est dans cette discrète dissonance, que se joue l’œuvre de Bruno Leray. Pas besoin de montrer les cavalcades de la mi-carême, les grimes et les grimaces, car il suffit d’un déplacement rhétorique : chapeau clownesque, mais physionomie impassible ; traits altérés, mais peinture pure ; et détails léchés, mais verre cathédrale. Bruno Leray recourt au dérèglement de la représentation des visages, aux seules fins de scruter au plus près leur vérité.
Jean-Louis Roux
Voiron, les mercredis 23 et 30 octobre 2024